NOISE : décryptage du nouveau livre phare des sciences comportementales
Daniel Kahneman, Olivier Sibony et Cass Sunstein, trois amoureux du fonctionnement cognitif qu'on ne présente plus, sont donc les co-auteurs du nouveau livre : Noise - A flaw in Human Judgment, publié cette année en anglais (à paraitre prochainement en français).
Dans cet ouvrage , ils discutent avec pédagogie de l'importance du bruit pour expliquer les inconsistances de nos jugements et soulèvent les problèmes d'éthique ou de crédibilité associés. Je vous propose de résumer ici trois idées clés : d’abord les biais cognitifs produisent des biais statistiques ; ensuite le bruit est inévitable dans nos jugements, et enfin l'idée intéressante et utile qu'il est possible de réduire le bruit.
Idée 1 : les biais cognitifs produisent des biais statistiques
Bien qu'ils soient fascinants, je vais m'abstenir de vous présenter une énième fois ce que sont les biais cognitifs. Je soulignerai seulement leur caractère systématique. En effet, des dizaines d'années de recherche en sciences comportementales ont mis en évidence que, dans certaines conditions, ce type d’inconsistances dans nos raisonnements intervient presque fatalement. En suivant la méthode expérimentale, ces études ont pu démontrer que nous présentons tous les mêmes déviations cognitives (là où un raisonnement rationnel serait attendu). Qu'est-ce que ça veut dire au niveau statistique ?
Daniel Kahneman, Olivier Sibony et Cass Sunstein schématisent ce phénomène en Figure C où l'on constate un biais statistique. En effet, on remarque que l'ensemble des tirs de la cible en question (i) ne sont pas au centre de la cible, (ii) mais plutôt regroupés dans le quart inférieur droit. On pourrait donc supposer que le fusil utilisé pour tirer présente un défaut qui entraîne un certain comportement - i.e. chez tous les tireurs. Dans ce contexte, l'erreur (mistake, par rapport au centre de la cible) est partagée, ce qui rend l'erreur (error, au sens statistique du terme) directionnelle. Du fait de leur systématicité, les biais sont relativement prévisibles, il est alors possible de les anticiper pour corriger l'erreur et ainsi gagner en précision, en utilisant la méthode du nudge.
Idée 2 : le ‘bruit’ est inévitable lorsqu'on pose un jugement
Avant d'aborder ce point, je vous propose d'illustrer la notion de bruit avec un exemple qui parle à tout le monde. Chaque matin, j'envisage de me lever à 7h00 pour commencer ma journée. Parfois, je réussis à sortir du lit à 6h45 alors que d'autres jours, j'y traîne jusqu'à 7h10. Dernièrement, c'était 6h57 puis 7h08 le lendemain. Cette variabilité, c'est du bruit : le nombre de minutes qui sépare l'heure du lever réel, de l'heure du lever envisagé ne suit pas réellement une tendance (-15 min, +10 min, -3min, +8min). Il s'agit bien d'une fluctuation imprévisible. Statistiquement, on pourra noter une erreur par rapport à ce qui est attendu (un lever à 7h00). Cette erreur est représentée schématiquement par les trois co-auteurs en Figure B. On peut constater des tirs sur l'ensemble de la cible : il ne s'agit donc pas d'une erreur provoquée par un biais.
Le piège avec le bruit statistique, c'est qu'il est beaucoup moins visible que le biais. En effet, si l'on moyenne l'ensemble de mes données de réveil, on pourrait croire que je remplis parfaitement mon objectif (puisqu'en moyenne, je sors du lit à 7h00). Ce qu'il faut garder à l'esprit, c'est que dans un ensemble de données, il faut s'attendre à observer systématiquement du bruit (voire du bruit ET du biais, comme le présente la Figure D).
Néanmoins, le bruit peut être problématique dans nos jugements. Juger, c'est mesurer une information qui présente une certaine incertitude. Dans leur ouvrage, Daniel Kahneman, Olivier Sibony et Cass Sunstein s'intéressent spécifiquement aux jugements dits "professionnels", pour lesquels on envisage un certain consensus (i.e. où la variabilité n'est pas désirée). Par exemple, on s'attend à ce que face à un même cas, deux médecins posent le même diagnostic ; de la même manière, on s'attend à ce que le verdict d'une juge -pour un cas donné- ne varie pas en fonction de l'heure de la décision. Et pourtant... ! Les auteurs présentent différentes études qui soulignent l'importance du bruit, quel que soit le secteur (médecine, justice, assurance, recrutement...). Bien qu'il soit peu visible, le bruit est partout.
Idée 3 : il est possible de réduire le bruit
En tant qu'humains, nous jugeons une situation en fonction de notre singularité (en tenant compte -souvent inconsciemment- de notre histoire, nos propres expériences, et aussi nos propres biais cognitifs à l'œuvre au moment du jugement). Cette singularité est créatrice de bruit. C'est ce que les auteurs de Noise nomment le "bruit de pattern", qui peut être perçu comme la signature de notre unicité. En d'autres termes, nous sommes uniques et cela entraîne de manière certaine du bruit dans nos jugements. Le problème, c'est que bien souvent, on ne le voit pas... Pire : plusieurs analyses de données à grande échelle ont révélé notre tendance à le minimiser (on s'attend à un désaccord raisonnable entre différents jugements, qui peut, dans les faits, être cinq fois plus important qu'on ne l'imagine). Pour cette raison, les auteurs suggèrent aux organisations de réaliser un « Noise audit », soit une évaluation au niveau organisationnel de l'importance du bruit dans les jugements.
Plus généralement, les auteurs proposent de pratiquer une hygiène de la décision. C'est l'idée qu'il est possible de rendre nos jugements plus robustes, i.e. plus précis, en créant des conditions favorables à la décision. Par exemple, découper la masse d'informations qui nous est disponible pour éviter d'avoir le sentiment de juger l'ensemble. En réalité, c'est une habileté dont nous sommes incapables : nous aurons naturellement tendance à nous focaliser sur les informations qui vont dans notre sens et qui confirment nos hypothèses. Or notre sens nous est propre, par définition, est donc très sensible au bruit !). Aussi, agréger plusieurs jugements récoltés de manière indépendante (pour éviter l'influence des uns, des autres voire du groupe sur le jugement) est une méthode pour prévenir le bruit. Par exemple, au lieu de sonder vos collaborateurs sur un process pendant une réunion, demandez plutôt leur avis individuellement.
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Une chose est sûre, il est impossible de supprimer l'ensemble de l'erreur des jugements (professionnels). Hé oui, c'est le propre de l'humain. Nous ne sommes pas des machines qui, elles, réalisent leurs "jugements" en suivant strictement un algorithme et où l'erreur est techniquement impossible (on peut prudemment penser qu'une formule Excel ne se trompera jamais, donc on s'attend à une variabilité nulle). Acceptons que notre singularité fasse de nous de piètres juges et prévenons le bruit en adoptant une bonne hygiène de la décision !